Cours "Philosophie des sciences de l'homme"
Des passions aux émotions : histoire des notions de « passion », d’« affect », de « sentiment »
La notion de passion est une de celles dont la philosophie s’est le plus constamment préoccupée. Le mot désigne, étymologiquement, la maladie de l’âme. Et le philosophe, dès l’antiquité, se présente, parfois bruyamment, comme le médecin spécialisé dans ce genre de pathologie, le médecin de l’âme. Les stoïciens, qui se réclament de Socrate, n’hésitent pas à déclarer que les lieux où ils professent doivent être considérés comme des dispensaires et que la première chose à faire, si l’on veut tirer un quelconque profit de leur enseignement, est de se voir soi-même comme affecté d’une maladie de l’âme. Ils se proposent ainsi de « soigner les passions ». A l’époque moderne, la notion de passion est reprise dans une perspective plus descriptive qui indique une intention d’en traiter « scientifiquement ». Avec Descartes et son traité Les passions de l’âme (sa dernière œuvre : 1649) d’abord, puis surtout avec Spinoza qui traite des affects, notamment au livre III de l’Ethique (1677), on voit apparaître des tentatives pour faire entrer passions et affects dans le cadre d’une analyse rationnelle. C’est cependant relativement tard que la science en viendra à s’intéresser à la question des passions et des affects. Et ce sera, de nouveau, au prix d’un réaménagement lexical : on parlera de sentiments (avec Théodule Ribot, en particulier) et d’émotions (avec Darwin). Mais si ce dernier publie, en 1872, L’expression des émotions chez l’homme et chez l’animal, ce n’est que dans la seconde moitié du vingtième siècle que sera repris et développé le projet qu’il esquisse dans ce livre. Ainsi, Paul Ekman, revendiquant explicitement le programme de Darwin tentera, dans les années 1960 de démontrer le caractère universel des émotions humaines dans un contexte polémique puisqu’à la même époque nombre d’anthropologues insistent, au contraire, sur la relativité culturelle du vécu émotif. Mais ce n’est que depuis les années 1990, en relation avec les progrès de la neurobiologie, que s’est ouvert un véritable champ d’investigation scientifique qui aborde de front la question des émotions avec, notamment, les travaux d’Antonio Damasio. Dans ce cours de Master 1, on reprendra l’histoire croisée de ces concepts (passion, affect, sentiment, émotion) pour s’interroger sur leurs similitudes et sur leurs différences et pour les confronter à des descriptions plus littéraires (avec Proust) ou plus psychologique (avec Freud et la notion de pulsion) des figures de la vie affective.
[Bibliographie : Les stoïciens : Les œuvres des philosophes stoïciens, notamment Epictète (le Manuel, les Entretiens); René Descartes, Traité des passions de l’âme (1649); Baruch Spinoza, Ethique (notamment la partie III, De affectibus) avec le commentaire de Pierre Macherey sur ce livre intitulé Introduction à l’Ethique de Spinoza, la troisième partie, La vie affective; Charles Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et chez l’animal (1872); Théodule Ribot, La psychologie des sentiments (1896), La logique des sentiments (1905), Essai sur les passions (1907); Sigmud Freud, Métapsychologie (1915); Marcel Proust, La prisonnière (1923), Albertine disparue (1925); Antonio Damasio, L’erreur de Descartes (1995), Le sentiment même de soi (1999), Spinoza avait raison (2003); Paul Ekman, Emotions revealed (2003); Foucault, Histoire de la sexualité (en particulier t. III « le souci de soi », 1984), les cours au collège de France : l’herméneutique du sujet (1982), le gouvernement de soi et des autres (1983), le courage de la vérité (1984); Nussbaum, M., Love’s knowledge, essays on philosophy and literature (1990); Carroy, J., Les personnalités doubles et multiples entre science et fiction (1993); Damasio, A., L’erreur de Descartes (1994); Monneyron, F., L’écriture de la jalousie (1997); Hacking, I., L’âme réécrite (1998); Lewis, Amini, Lanon, A general theory of love (2001); Damasio, A., Le sentiment même de soi (2002); Damasio, A., Spinoza avait raison (2003); Landy, J., Philosophy as fiction (2004)]